Hercules Furens

HERCULE A L’EPREUVE DE LA FOLIE

La folie d’Hercule illustre avec exemplarité la tradition des folies héroïques que la tragédie grecque – Euripide avec Héraklès furieux, Sophocle avec Ajax -, a exploitée comme une source féconde de terreur et de pitié: à travers le grand homme atteint de démence, c’est tout le système de valeurs d’une communauté qui est ébranlé, sans qu’il soit possible de déterminer la part de responsabilité du héros, victime de la ruse des dieux. S’esquisse alors, diversement formulée chez les Tragiques grecs, une anthropologie où l’homme est défini par ses limites, quand la faillite momentanée de sa raison lui impose l’apprentissage douloureux de la mesure.

La tragédie de l’Hercule furieux (Hercules furens) du philosophe Sénèque est une adaptation assez libre de celle du dramaturge grec Euripide qui porte le même titre. Elle nous montre un des épisodes de la lutte de Junon contre Hercule. Tandis que le héros est descendu aux enfers, sa femme, Mégare, fille de Créon, roi de Thèbes, ses enfants, son père humain Amphitryon sont tous tombés au pouvoir de l’Eubéen Lycus qui s’est emparé du trône de Thèbes. Lycus, irrité de ce que Mégare refuse de l’épouser, est sur le point de mettre à mort tous les enfants d’Hercule, quand celui-ci revient soudain du royaume de Pluton avec son ami Thésée. Il tue Lycus et ses partisans. Mais la haine de Junon n’est pas désarmée. Elle trouble la raison d’Hercule qui est pris d’un accès de folie furieuse au milieu même du sacrifice qu’il offre à son père divin, Jupiter. Il tue sa femme et ses enfants dans son égarement. Réveillé de la lourde torpeur qui a suivi cette crise, il apprend quels forfaits il a commis; alors il veut se donner la mort, mais, cédant aux prières d’Amphitryon et de Thésée, il consent à vivre et part pour Athènes afin de s’y purifier de sa souillure. Cette tragédie, qui contient deux scènes particulièrement remarquables – celle de la folie et celle du réveil d’Hercule, constitue un terreau fertile: transhistorique, plastique, elle se prête aux inspirations les plus diverses, qui toutes mettent en relief la complexité de la pièce et de sa tradition mythologique. Elle permet aux sensibilités dramaturgiques de s’exprimer, d’adapter plus ou moins librement ce texte sénéquien.

Pour comprendre l’une d’entre d’elles, laissons la parole aux responsables du groupe théâtral Théaline du Lycée Aline Mayrisch (Mme Claire Flammang et M. Daniel Weyler):

« Le spectacle que vous allez voir ce soir est issu d’une rencontre assez improbable. Une fois le sujet arrêté – les superhéros – nous sommes partis de notre propre vécu: qu’est-ce qu’un héros pour moi? Galerie des idoles personnelles ou projections de soi-même en super-me, aucune piste ne fut abandonnée pour cerner l’essence du sujet, pour dégager une problématique, que nous voulions critique, alternative. Pas question de tomber dans la glorification crédule…Un premier pas dans ce sens était la notion de vieillesse, nous imaginions Batman âgé, Spiderman pris d’arthrite ou Superman dénué de sa force légendaire. Et puis il y eut Mamika – grand-mère portant une tenue de super-héroïne, ébranlant les standards visuels du genre.
Une autre étape fut le choix du texte à jouer, tout aussi improbable au premier regard. Sénèque le dramaturge est souvent méconnu du grand public. Cela s’explique par une longue tradition de mépris à son intention, qui remonte à l’antiquité. Théâtre des monstres, on en a fait souvent un théâtre monstrueux. On lui a reproché son style trop verbeux et « finement haché », l’absence d’action, ses interminables monologues, les accumulations, les juxtapositions d’images et de renvois mythologiques plus qu’un enchaînement. « Dès qu’un personnage entre en scène, il crie » note Brasillach en 1938. Pourtant Médée, Thyeste et autres Phéniciennes ont nourri les plus grands tragédiens, de Corneille à Racine ou Shakespeare. Etrangement le style baroque de Sénèque semble trouver grâce aux yeux des Modernes. Antonin Artaud le qualifie de « plus grand auteur tragique de l’histoire {…} Je pleure en lisant son théâtre inspiré, et j’y sens sous le verbe des syllabes crépiter de la plus atroce manière le bouillonnement des forces du chaos ». Et s’il existe parmi les érudits une réelle polémique pour savoir si les tragédies de Sénèque étaient véritablement destinées à la scène, on constate que de nos jours Sénèque se joue, et pas seulement devant vous.
Il est évident que la version d’Hercules furens présentée ce soir est fortement adaptée. Impossible de garder toutes les allusions mythologiques, les longues évocations du passé de l’antique Thèbes, ville tragique par excellence, l’intégralité des monologues intérieurs ou des chants du choeur. De même le texte latin, rythmé en sénaires iambiques et autres anapestes, se retrouve dans un luxembourgeois parfois plus proche de la prose que du vers d’origine. Mais même tronqué et amputé, avec une Junon dédoublée, des Euménides passées de trois à sept, il garde toute sa force.
D’ailleurs c’est bien là le but et le défi de notre démarche pédagogique: faire en sorte que l’élève puisse accéder à la culture, frotter sa cervelle à celle d’autrui comme disait Montaigne, jeter des ponts entre high culture et low culture pour qu’à la fin il se la fasse sienne, la fasse vivre, aujourd’hui et demain. Il en va de même pour le message. Si pour l’auteur latin “la tragédie constitue un laboratoire de l’âme humaine, dévoilant les effets pervers des passions dans les situations extrêmes de la mythologie”, nous y avons vu une analyse saisissante de la fragilité du héros, dont la force surhumaine peut basculer pour aboutir à l’impensable, modèle admiré qui se retrouve monstre. Mais c’est surtout l’une des dernières phrases d’Hercule qui nous a frappés. Après la catastrophe il décide d’écouter son père et de continuer à vivre, épreuve du quotidien après un tel désastre, fardeau terrible à porter. Et si le héros en parle comme d’un autre travail herculéen, c’est bien là la leçon que nous avons voulu tirer de notre travail. A chacun son fardeau, à chacun sa peine, mais à chacun aussi le droit de se savoir le héros de son histoire. Pas besoin de porter un masque, de grimper sur les immeubles, il suffit de ne pas avoir peur… et de continuer. »

Voici également la brochure du spectacle ainsi que quelques photographies y relatives:

Brochure A5 Super Heroes

portfolio hercules furens